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des journées entières… J’ai déjà dit que je ne m’étais jamais distingué par mon éloquence, mais dans ce temps-là tout ce que j’avais dans l’esprit semblait s’envoler quand je me trouvais en présence du prince. De plus je mettais, quand j’étais seul, ma pauvre cervelle tellement à la torture, en la forçant de réfléchir à fond sur tout ce que j’avais surpris ou observé la veille, qu’il me restait à peine assez de forces pour de nouvelles observations, quand je retournais chez les Ojoguine. On me ménageait comme on ménage un malade ; je m’en apercevais. Chaque matin, je prenais une résolution « nouvelle et définitive » que j’avais la plupart du temps péniblement couvée pendant une nuit sans sommeil. Tantôt je me disposais à avoir une explication avec Lise, à lui donner un conseil d’ami ; puis, s’il m’arrivait d’être seul avec elle, ma langue cessait soudain d’agir, comme frappée de paralysie, et nous en étions tous les deux réduits à appeler avec angoisse la présence d’un tiers. Tantôt je voulais fuir, pour la vie s’entend, et laisser à celle que j’aimais une lettre pleine de reproches ; cette lettre fut même commencée, mais l’instinct de la justice n’était pas encore complètement éteint en moi : je compris que je n’avais aucun droit de faire des reproches à qui que ce fût, et je jetai ma missive au feu. Tantôt je m’offrais généreusement en holocauste, je donnais ma bénédiction à Lise, je lui souhaitais un amour heureux et j’adressais de mon coin un sourire affectueux à mon rival : mais non seulement