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— Mon Dieu ! se dit encore celui-ci, comme il a changé, le malheureux !

Ce n’étaient pas tant les traits eux-mêmes de Roudine qui avaient changé que leur expression. En effet, depuis le jour où nous l’avons rencontré dans une salle d’hôtellerie demandant des chevaux pour continuer son voyage, ses traits ne s’étaient pas sensiblement modifiés, quoiqu’une inspection un peu attentive y eût fait découvrir déjà les premières traces d’une vieillesse précoce. Ses yeux avaient un regard différent ; ses mouvements, tantôt lents, tantôt d’une brusquerie inexplicable, sa parole sans accent et comme brisée, tout son être, en un mot, témoignait d’une lassitude définitive, d’une tristesse secrète et désormais sans lutte. Combien cette tristesse profonde était éloignée de la mélancolie à demi feinte dont il se parait autrefois, à la façon de beaucoup de jeunes gens qui n’en sont pas moins pleins d’espoir et de vanité confiante !

— Vous dire tout ce qui m’est arrivé, répondit-il, ce serait impossible, et du reste, cela n’en vaut guère la peine. J’ai eu de nombreux chagrins et ce n’est pas seulement mon corps qui s’est usé en vaines courses à travers le monde, c’est mon âme aussi. De qui, de quoi n’ai-je pas été désenchanté, mon Dieu ! Avec qui n’ai-je pas eu des rapports intimes !… Oui, avec qui ? répéta Roudine en voyant que Lejnieff le suivait des yeux d’un air de compassion toute particulière. Que de fois mes paroles m’ont soulevé le cœur de dégoût ;