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quand je vous dis que c’est une des qualités les plus précieuses à une époque comme la nôtre. Nous sommes tous insupportablement réfléchis, indifférents et apathiques ; nous sommes endormis et glacés : voilà pourquoi il faut rendre grâce à celui qui nous réchauffe et nous anime, ne fût-ce que pour un instant, car nous avons bien besoin de cette féconde surexcitation. Tu te rappelles, Sacha, que j’ai une fois parlé de Roudine en l’accusant de froideur. J’étais alors juste et injuste en même temps. Sa froideur à lui est dans son sang – il n’y peut rien –, mais non dans sa tête. J’ai eu tort de le traiter d’acteur, il n’est ni habile ni fripon, et s’il vit aux frais des autres, c’est comme un enfant, non comme un intrigant. Oui, il se peut fort bien qu’il meure dans l’isolement et la misère : mais faut-il pour cela lui jeter la pierre ? Il ne fera jamais rien par lui-même, justement parce qu’il n’y a en lui ni un sang énergique ni une volonté puissante : mais qui donc a le droit d’affirmer d’avance qu’il n’a jamais rendu ou qu’il ne rendra jamais un service ? Qui donc a le droit d’affirmer que ses paroles n’auront pas fait germer de nobles pensées dans plus d’une jeune âme à laquelle la nature n’a pas refusé, comme à lui, la source féconde de l’activité nécessaire à l’exécution des projets conçus par une imagination exaltée, quoique impuissante ? Moi qui vous parle, moi tout le premier, j’ai subi auprès de lui cette heureuse influence. Sacha sait bien ce que Roudine a été pour moi dans ma jeunesse. J’ai soutenu, je m’en souviens, que les