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couverts de poussière, dans une méchante téléga[1] qui cahote. Où arriverai-je, si jamais j’arrive ? Dieu le sait… Parlons plutôt de vous.

— Il n’est pas possible, Dimitri Nicolaïtch, interrompit Natalie, que vous n’attendiez plus rien de la vie.

— Vous avez raison, et j’en attends en effet beaucoup, mais non pour moi… Je ne renoncerai jamais à l’activité, au bonheur d’agir, mais je renonce à la jouissance. Mes espérances et mes propres joies n’ont plus rien de commun. L’amour… (à ce mot il haussa les épaules), l’amour n’est pas fait pour moi ; je ne le mérite pas ; la femme qui aime a le droit d’exiger que celui qu’elle choisit soit à elle tout entier, et je ne peux plus me donner sans réserve. De plus, plaire appartient à la jeunesse, et je suis trop vieux. Est-ce bien à moi de faire tourner des têtes ? Dieu veuille que je garde la mienne sur mes épaules !

— Je comprends que celui qui marche vers un but élevé n’ait pas le loisir de penser à lui-même, répondit Natalie ; mais les femmes ne sont-elles pas capables d’apprécier de pareils hommes ? Il me semble, au contraire, qu’elles se détournent vite de l’égoïste… Les jeunes gens, selon vous, sont tous des égoïstes ; ils ne pensent qu’à eux seuls, même lorsqu’ils aiment. La femme, croyez-moi, n’a pas seulement la faculté de comprendre les sacrifices : elle sait aussi se sacrifier elle-même.

  1. Charrette à quatre roues et très-légère.