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grande qu’ait été la passion qu’il lui avait inspirée, et quelque sainte que fût restée la mémoire qu’elle lui gardait. Non, il y avait là encore autre chose que je ne comprenais pas, mais que je sentais d’une manière à la fois forte et confuse, lorsque je jetais un regard sur ses yeux immobiles et tristes, sur ses lèvres immobiles aussi, non pas serrées avec amertume, mais comme glacées à jamais.

Je viens de dire que ma mère me chérissait. Et toutefois il y avait des instants où elle me repoussait, où ma présence lui était pénible, je pourrais dire insupportable. Elle semblait alors ressentir comme une aversion involontaire, et s’en effrayait elle-même ensuite. Elle s’en excusait avec des larmes, et me serrait contre son cœur. J’attribuais ces explosions momentanées de haine à sa santé dérangée, au sentiment de son malheur. À vrai dire, ces explosions pouvaient, jusqu’à un certain point, être provoquées par je ne sais quels mouvements incompréhensibles à moi-même, méchants, presque criminels, qui, par moments, se soulevaient en moi. Mais, chose bizarre, ces explosions de la part de ma mère et ces mouvements de la mienne ne coïncidaient point.

Ma mère était toujours vêtue de noir, comme dans un deuil éternel, et nous vivions sur un assez grand pied, bien que nous ne connussions presque personne.

II

C’est sur moi que ma mère concentrait tous ses soins et toutes ses pensées. Sa vie se confondait avec la mienne. De pareils rapports entre les parents et les enfants ne sont pas toujours favorables à ceux-ci ; ils leur sont nuisibles quelquefois. Ma mère n’avait eu que moi, et les fils uniques se développent souvent d’une façon irrégulière. La vie de leurs parents entre trop dans leur propre vie. Je ne devins pas enfant gâté, ou morose,