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D’où il sort, de quelle race il est, le diable le sait ; mais il tape rudement sur les seigneurs. Bois, dit-il à Néjdanof en lui tendant un gros verre lourd, plein, tout humide extérieurement, qui avait l’air d’être couvert de sueur. Bois, puisque, en effet, tu nous veux du bien à nous autres !

— Bois ! » vociféra la foule.

Néjdanof saisit le verre (il était comme suffoqué) cria :

« À votre santé, mes enfants ! »

Et il le vida d’un trait.

Ouf ! Il le vida avec une résolution désespérée, comme il aurait fait pour se jeter sur une batterie ou sur une rangée de baïonnettes… Mais, grand Dieu ! qu’est-ce qui lui arriva ? Quelque chose le frappa violemment le long du dos et des jambes, lui brûla le gosier, la poitrine, l’estomac, fit jaillir des larmes de ses yeux… Une convulsion de dégoût, qu’il eut peine à maîtriser, parcourut tout son corps. Il cria à tue-tête pour tâcher, n’importe comment, de calmer cette horrible sensation. Tout, dans le sombre cabaret, devint chaud, collant, étouffant. Et ce qu’il y avait de monde !

Il se mit à parler, à parler longuement, à crier, à crier avec emportement, avec fureur, à taper dans de larges mains dures comme du bois, à embrasser des barbes gluantes… Le colosse en demi-pelisse l’embrassa aussi et faillit lui enfoncer les côtes. Mais celui-ci se montra un vrai monstre. « J’arracherai le gosier, hurlait-il, j’arracherai la gueule à celui qui fera du tort à nos frères ! Je lui assénerai un atout sur le sommet du crâne ! Vous l’entendrez piauler ! J’en fais mon affaire ! J’ai été boucher, moi ! Cette besogne-là, ça me connaît ! »

En parlant ainsi, il montrait son énorme poing rouge, couvert de taches de rousseur. Et tout à coup, Seigneur Dieu ! une voix rugit de nouveau : « Bois ! » et Néjdanof de nouveau avala cet infâme poison.

Mais cette fois l’effet fut terrible ! Ce fut comme si des