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d’autres passaient leur chemin sans faire aucune attention à ses cris : ils le croyaient ivre ; l’un d’eux, en rentrant chez lui, raconta même qu’il avait rencontré un Français qui avait grasseyé « dans son baragouin » on ne savait quoi.

Néjdanof avait assez d’esprit pour comprendre jusqu’à quel point sa conduite était absurde et même stupide ; mais il s’était peu à peu si bien « monté » qu’il avait cessé de distinguer le raisonnable de l’absurde.

Paul s’efforçait de le calmer, lui disait : « Voyons, voyons, c’est impossible comme cela ! » lui expliquait qu’on arriverait bientôt à un grand village, le premier après la frontière du district de T… et que là on pourrait s’informer… Mais Néjdanof ne l’écoutait seulement pas… Et pendant tout ce temps, son visage avait une expression de tristesse presque désespérée.

Le cheval qui les traînait était une petite bête toute ronde, vigoureuse, à la crinière coupée très-court sur son cou busqué. Elle remuait fort agilement ses petites jambes robustes et tirait constamment sur les rênes avec ardeur, comme si elle se fût dit qu’elle traînait des gens très-pressés.

Avant d’avoir atteint le grand village en question, Néjdanof aperçut, non loin de la route, devant la porte d’une grange vide, huit paysans ; il sauta immédiatement de la télègue, courut à eux, et, pendant cinq minutes, leur débita rapidement un discours entrecoupé de cris soudains avec force gestes désordonnés.

Les mots : Liberté ! Marchons ! Poitrine en avant ! vociférés d’une voix haute, enrouée, ressortaient au milieu d’une foule d’autres moins intelligibles.

Les paysans, qui s’étaient réunis devant le grenier pour aviser aux moyens d’y mettre un peu de blé, ne fût-ce que pour la montre (c’était un grenier communal, et, par conséquent, vide), fixaient leurs regards sur Néjdanof et avaient l’air d’écouter très-attentivement son discours ; mais probablement ils n’y comprirent pas