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Marianne lui jeta un coup d’œil rapide. Jusqu’alors, elle avait constamment détourné son visage.

« Ce n’est pas que vous m’ayez inspiré de la confiance, dit-elle d’un ton méditatif ; je ne vous connais pas du tout. Mais votre situation ressemble beaucoup à la mienne. Nous sommes également malheureux ; voilà ce qui nous rapproche.

— Vous êtes malheureuse ? demanda Néjdanof.

— Et vous, vous ne l’êtes pas ? » répondit Marianne.

Il garda le silence.

« Connaissez-vous mon histoire ? dit-elle avec vivacité, l’histoire de mon père ? Sa déportation ?

— Non.

— Eh bien ! sachez qu’il passa en jugement et fut trouvé coupable, qu’il perdit ses grades… et tout, et qu’il fut déporté en Sibérie. Ensuite, il mourut… ma mère mourut aussi. Mon oncle, M. Sipiaguine, le frère de ma mère, me recueillit ; — je vis à ses frais, il est mon bienfaiteur ; Valentine Mikhaïlovna est ma bienfaitrice, et je les paie de la plus noire ingratitude, parce que, probablement, j’ai le cœur dur, — et que le pain d’autrui est amer, —et que je ne sais pas supporter les humiliations d’une fausse indulgence, et que je ne puis souffrir qu’on me protège… et que je ne puis feindre, — et que lorsqu’on me pique sans cesse à coups d’épingle, si je ne crie pas, c’est uniquement parce que je suis très-fière. »

En parlant de la sorte, par saccades, Marianne marchait de plus en plus vite. Tout à coup elle s’arrêta.

« Savez-vous que ma tante, uniquement pour se débarrasser de moi, me destine à ce vilain Kalloméïtsef ? Elle connaît pourtant mes convictions. À ses yeux, je suis une nihiliste ; et lui ! Naturellement, je ne lui plais pas, car je ne suis pas belle, mais on peut me vendre. Ce serait aussi un bienfait !

— Alors, pourquoi, commença Néjdanof, n’avez-vous… ? »