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teur russe dont le rapport se termine ainsi : « À mon avis, Jettichjew, malgré toutes les apparences, est bien l’enfant d’un homme et d’une femme régulièrement constitués. Sa construction canine doit, selon toute probabilité, provenir de ce fait que le mari de sa mère avait la déplorable habitude de se coucher tout de travers, ce que l’on appelle en chien de fusil. » — Nous ne ferons aucune difficulté pour admettre cette thèse ingénieuse. Nous la préférons même à celle qui soutient que la mère de Jettichjew est accouchée d’un homme-chien, à la suite d un regard qu’elle avait eu d’une photographie de M. Billon, directeur de l’Ambigu, qui passe à tort ou à raison pour l’homme le plus chien de la création. — Les premières années de l’existence de Jettichjew furent, pour ses parents, une succession de tribulations sans fin. Souvent il quittait la maison paternelle, et on le trouvait fouillant dans un tas d’ordures pour y chercher son déjeuner. Quelquefois il rentrait au logis avec une tête de lapin à la bouche et allait la ronger sous l’édredon du lit de sa mère. C’était surtout à table que sa nature en partie double causait le plus d’ennuis à sa famille, surtout quand on dînait en ville. Il commençait par manger son potage avec une cuiller, comme tout le monde ; puis, tout à coup, le chien reprenant le dessus, il rejetait cet outil sur la nappe et se mettait à laper son vermicelle à même ; quand il avait fini, il sautait sur la table dont il faisait le tour en léchant toutes les assiettes des convives. — On avait beau le sermonner, rien n’y faisait, c’était instinctif. — Quand on lui servait une aile de poulet, par exemple, il la découpait soigneusement et proprement, en enfant bien élevé, et mangeait le blanc à la fourchette avec du pain et une méthode parfaite. Ses parents étaient contents et se poussaient le coude en se disant : Tiens… vois-tu… voilà Andrian qui se civilise !… Hélas ! ils se réjouissaient trop tôt. Une fois que le blanc était mangé et que le petit Jettichjew avait posé l’os soigneusement sur le bord de son assiette, on le voyait tout à coup s’agiter, passer vivement sa langue sur ses lèvres, et on l’entendait pousser des petits grognements d’impatience en regardant l’os. Puis les grognements redoublaient, Jettichjew se mettait à se gratter la cuisse avec la main droite, toujours en contemplant l’assiette. Dans son regard très-expressif, il se disait à lui-même « Eh bien !… et moi !… tu m’oublies ?… » En un mot, Jettichjew se demandait son os. Alors, au bout de quelques secondes, ennuyé de ces sollicitations incessantes, Jettichjew prenait l’os avec la main droite et le jetait à terre en disant : « Tiens, et laisse-moi tranquille !… » Puis aussitôt il sautait lui-même à bas de sa chaise, saisissait l’os dans sa bouche, et allait le croquer sous la table. Quand ses parents sortaient avec lui, c’étaient d’autres histoires. Il marchait tranquillement à côté d’eux pendant huit ou dix minutes ; mais s’il apercevait, passant sur le trottoir opposé, un épagneul ou un havanais tenu en laisse, vite il traversait la chaussée au triple galop, et allait