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vice puni, la vertu récompensée ; plus tard, pour former l’esprit, des règles d’urbanité, de conversation, et dès la première adolescence, des gants, une badine, un frac, les pieds en dehors, et des manières conformes ; plus tard,..... rien. À quinze ans, mon cousin Ernest était un homme fait, parfait, un homme-modèle, faisant la joie de sa mère, et la joie aussi de quelques camarades rieurs et dégourdis, dont ma tante trouvait le ton détestable. Aujourd’hui mon cousin Ernest, toujours unique et posthume, est en outre un célibataire rangé, propret, qui élève des œillets, qui arrose des tulipes, et qui va chaque jour à la ville, à huit heures en été, à midi en hiver, pour retirer la gazette après lecture, et pour échanger, chez la loueuse de livres, le tome premier du roman que lit ma tante contre le tome deuxième. Si les chemins sont humides, il porte des socques ; s’ils sont poudreux, il chausse ses souliers de peau jaune ; si la pluie tombe ou si le baromètre est menaçant, il prend place dans l’omnibus. Sans l’omnibus, il n’aurait jamais eu de duel.

Chose bizarre ! je suis militaire de mon métier, assez vif de mon naturel, très-chatouilleux sur le point d’honneur, et je n’ai pas encore eu mon duel. Mon cousin Ernest passe sa vie au milieu de bonnes vieilles dames ; il ne fréquente ni les salons, ni les lieux publics ; il est débonnaire, il est unique, il est posthume… et le destin a voulu qu’il eût son affaire d’honneur. C’est qu’au fond les habitudes sont pour mon cousin Ernest ce que sont pour d’autres les passions, et le droit d’être en route à huit heures, quand il a pris l’omnibus de huit heures, ce qu’est pour d’autres mauvaises têtes le droit imprescriptible d’entonner la Marseillaise, ou de fumer au nez d’une comtesse. Or, un jour, au moment