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toi-même, sache porter envie à ce couple aussi heureux qu’aimable, à ce bonheur qu’il ne tient qu’à toi de te procurer. Sache… — De grâce, répondais-je à cette voix estimable, sache te taire. Tu ressembles à mon parrain. C’est mon parrain qui te pousse à me parler ainsi. Sache me laisser manger en paix cette humble côtelette ; c’est pour le moment ma seule jouissance, mon unique envie.

Il est certain qu’une des choses qui nuisent le plus à la bonne influence des reproches intérieurs, c’est le timbre de voix, l’air que nous leur prêtons dans notre esprit. Pendant bien longtemps, je n’ai pas distingué la voix intérieure de ma conscience de la voix de mon précepteur. Aussi, quand ma conscience me parlait, je croyais lui voir un habit noir, un air magistral, des lunettes sur le nez. Elle me semblait pérorer d’habitude, faire son métier, gagner son salaire. C’est ce qui était cause que, dès qu’elle se mettait à me régenter, je me mettais à regimber du ton à la fois le plus respectueux et le plus insolent du monde, toujours désireux de me soustraire à sa dépendance, et jaloux de faire autrement qu’elle ne disait. J’ai tiré de là une règle que je compte mettre en pratique quelque jour : c’est de donner à mes enfants un précepteur si aimable, si indulgent, si rempli de bonté naturelle, si dénué de pédanterie et de toute affectation, que, si leur conscience vient plus tard à revêtir la figure de ce digne maître, elle n’en ait que plus de droits à les conduire et à s’en faire écouter. Ah ! quel dommage qu’avec des vues si sages sur l’éducation de mes enfants, j’aie une si incertaine vocation pour le mariage !

Je mangeais donc la côtelette. Quand elle fut mangée, comme l’appétit m’avait quitté, je devins impa-