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l’apprêt nous glace ; l’exécution trop compliquée ou trop remplie de difficultés admirablement vaincues nous distrait du thème primitif ; la composition elle-même d’une facture savante et d’une sublimité trop haute n’est communément pas à notre portée ; sans compter ces dandys, graves par ton, écouteurs par vanité, dont la présence dans le temple de l’art nous incommode comme ferait une profanation, sans compter non plus ces douairières, qui étalent leur dilettantisme en miaulant des bravos, et en marquant la mesure de la plume ébranlée de leur béret… Non ! en fait d’art, en fait de poésie, et pour que je goûte ces choses que je trouve, moi, si belles, si émouvantes, si faites véritablement pour qu’un homme sérieux en recherche l’approche, et l’action, et l’empire, il me faut préalablement que toutes ces vanités aient été balayées, que ces tons, ces airs, ces falbalas, cette séquelle de prétentions dans celui qui joue et dans ceux qui écoutent aient disparu bien loin ; il me faut que, du trépied, si fruste soit-il, et de bois si l’on veut, s’échappe simple mais expressive, imparfaite mais naïve, la voix mélodieuse, et que, dans ces gens qui m’entourent, je sente, non pas des automates gourmés et des femmelettes en montre, mais des fidèles, des semblables en qui circule ce même plaisir, ce même ravissement qui me possède. Aussi, la musique des théâtres nous plaît-elle tout autrement que celle des concerts ; aussi… l’oserons-nous dire, la musique des rues elle-même, oui, la musique des rues, pour peu qu’elle soit passable, nous attire, nous charme, et bien souvent nous enchaîne à la suivre de carrefour en carrefour. Là, en effet, une, deux voix, quelquefois agréables, souvent ingénues, rarement gâtées d’affectation prétentieuse ; une guitare fêlée, dont l’accompagnement doucement monotone soutient sans distraire ; un choix de beaux airs empruntés aux compositions des grands maîtres, et ramenés en quelque sorte à leur plus grande simplicité d’expression ; enfin, et surtout, autour de moi, ceux-là seulement que cette mélodie attache, captive, émeut, et dont la jouissance qui se remarque dans leur visage, dans leur regard, dans leur altitude, accroît et complète la mienne. Ah ! certainement, s’il était possible que les grands artistes, au lieu de prodiguer leurs rares talents devant une tourbe d’élégants blasés, les promenassent de ville en ville et de rue en rue pour en faire jouir la multitude, ce serait là des musiques la plus belle, la plus puissante ; et au lieu qu’ils vont étriquant leur art pour se conformer au goût d’un public qui veut des tours de force et des miracles, bien plus qu’il n’est capable de goûter des chants délicatement expressifs ou vigoureusement éloquents, ils en élargiraient