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roi Augias la grande rue de Liddes. C’est qu’il ne veut ni affronter ce déluge dans un char mal couvert, ni compromettre le petit traintrain de sa digestion en prenant quelque chose à l’hôtel, ni parler à qui que ce soit avant la fin du jour. Pour nous, une fois repus, sauve qui peut ! Nous galopons sur Orsières.

Orsières, c’est le bourg où aboutit le val Ferret. Hier matin, si nous avions continué de descendre, nous y serions arrivés en trois heures de temps. Ce bourg est considérable, florissant, en voie de progrès, ainsi que toute cette vallée. Hélas, oui, artiste, cette chaussée qui retentissait tout à l’heure sous les bons souliers ferrés de Tobie Morel, ces sentiers sauvages qui serpentent de la Cantine au bourg Saint-Pierre, ces petits chemins en corniche qui descendent du bourg Saint-Pierre à Orsières, tout cela va faire place à une grande et belle route cantonale d’égale pente partout, d’égale largeur partout ! Au lieu de ces tranquilles hameaux où, encore à l’heure qu’il est, le voyageur cherche laquelle de ces étables est l’hôtellerie, des auberges vont se construire, des relais s’établir de distance en distance, des postillons jurer, des grelots retentir, des fouets claquer, et la poésie s’enfuir éperdue. Ce couvent, ces Pères, ces chiens, ces avalanches, ces frimas, ces périls vont perdre leur auréole de grandeur, de solitude, de mystère, jusqu’à ce que d’industrieux travaux et de mercenaires offices ayant désarmé la nature ou remplacé le dévouement, cette pure flamme de la charité, allumée là-haut il y a dix siècles par le pâtre de Menthon, comme sur un sublime et inaccessible autel, ait cessé pour toujours de réchauffer ces vallées et de resplendir au loin sur la terre !

À Saint-Branchier, nous retrouvons Tobie Morel qui, assis dans une salle basse, y fait tranquillement la dînée. « Le rein va mieux, le rein va bien, nous dit-il, et voici le soleil qui séchera le reste. À votre santé, messieurs, et bon voyage ! » Là-dessus Tobie Morel s’administre un coup de blanc, puis il se remet à sa pitance, mangeant modérément, sans hâte, par petits quartiers proprement équarris, le gras à l’angle et du sel au coin. Sobriété friande dont les paysans seuls savent le secret, saine gourmandise dont nous usons, nous, de loin en loin, par accident, par nécessité, mais qui, pour l’homme de sueurs, pour le vieillard des champs, pour le philosophe rustique, est chose à la fois d’escient, de tradition et d’habitude.

Il y a un marché dans les environs, car, au delà de Saint-Branchier, nous croisons des bestiaux, des familles, des attelages qui remontent, et aussi des mules chargées celle-ci de l’aïeul et des marmots, celle-là de quelque