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hardiesses de langage osées sans prétention et hasardées sans contrainte ; ses trouvailles de mots et de tours frappés au coin du naturel ou de la passion, et non pas aplatis sous le laminoir du bel usage, ou froidement triés dans le vocabulaire banal. Or, maintenant, grâce d’une part à l’altération des mœurs et du bon sens populaires, soumis depuis tantôt cinquante ans à mille expérimentations diverses et à l’invasion presque universelle des demi-lumières et de la fausse instruction ; grâce, d’autre part, à l’indéfinie multiplication des journaux et des publications de toute sorte, à l’active influence des romans et des théâtres mis de plus en plus à la portée des classes inférieures, à la dissémination, par l’effet de ces causes et de beaucoup d’autres, d’un français bâtard, terne et tout formulé, où donc trouver aujourd’hui, dans quelque ville de France que ce soit, cette place Maubert, où le peuple, n’usant qu’à sa guise et selon son instinct de l’idiome purement traditionnel, charme et instruit à la fois un Malherbe par le sens, par le naturel, par la gauloise simplesse de son propos ? Bien plutôt, ce semble, c’est dans les cantons retirés, dans les vallées écartées en dessus de Romont, à Liddes, à Saint-Branchier, au bourg Saint-Pierre, et en accostant le paysan qui descend la chaussée, ou en s’asseyant le soir au foyer des chaumières, que l’on a le charme encore d’entendre le français de souche, le français vieilli, mais nerveux, souple, libre, et parlé avec une antique et franche netteté par des hommes aussi simples de mœurs que sains de cœur et sensés d’esprit.

Plus ou moins rincés nous arrivons à Liddes, où l’on nous sert une buvette. L’hôtesse nous reconnaît bien. « Cher monsieur, dit-elle à M. Töpffer, depuis l’autre fois vous n’êtes pas devenu beau ! Hélas ! c’est ainsi que moi : la vieillesse n’est pas loin, et tous nous marchons contre… » Encore une fois, dans quelle ville de France vous dirait-on avec autant de justesse des crudités si crues, et une hôtesse encore ! Mais dites seulement, bonne vieille, dites comme le regard vous dicte et comme la droiture vous conseille. Conservez quelque part cette ingénuité respectable, qui, toute bienveillante, tout hospitalière qu’elle soit, ignore néanmoins l’art de se taire pour flatter, et n’a garde d’imaginer qu’on puisse déplaire à un homme sensé en lui disant ce qu’il doit savoir. Pendant que nous sommes à table, arrivent dans Liddes et le pekoe célibataire, et les deux touristes baigneurs d’hier au soir. Rincés et contents comme des poissons dans l’eau, ceux-ci poursuivent leur route. L’autre, le pekoe blondin, descend de char et fait retraite sous un auvent d’où il considère bien tristement la pluie qui tombe, qui ruisselle, qui délaye, qui a transformé en étable du