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l’avoine, ou emporter par le vent un nuage menaçant au moment de la fenaison ou de la moisson, et que, hâlé, les cheveux parfumés de menthe et d’absinthe sauvages, il s’écriait en se frottant joyeusement les mains : « Encore un jour comme celui-ci, et notre récolte et celle des paysans seront rentrées » ? Elle s’étonnait aussi de ce qu’avec son bon cœur, son empressement à prévenir tous ses désirs, il se désespérait de recevoir, par son entremise, des pétitions de paysans qui demandaient à être affranchis de certains travaux. Il les refusait constamment, et se fâchait tout rouge, en l’engageant à ne pas se mêler dorénavant de ses affaires.

Lorsque, pour essayer de pénétrer sa pensée, elle lui parlait du bien qu’il faisait à ses serfs, il s’emportait. « C’est bien le dernier de mes soucis, répondait-il, et ce n’est pas à leur bonheur que je travaille ; le bonheur du prochain n’est que poésie, et conte de femmelette. Je tiens à ce que nos enfants ne soient pas des mendiants, et à ce que notre fortune s’arrondisse de mon vivant ; je n’ai pas d’autre but, et pour l’atteindre il faut l’ordre, la sévérité et la justice, ajoutait-il, car si le paysan est nu et affamé, s’il n’a qu’un cheval, il ne travaillera ni pour lui, ni pour moi. »

Était-ce vraiment d’une manière aussi inconsciente que Nicolas faisait du bien aux autres et que tout fructifiait ainsi entre ses mains ? Le fait est que sa fortune augmentait à vue d’œil ; les paysans du voisinage venaient à tout moment lui demander de les acheter, et longtemps après sa mort la population conserva le souvenir de sa gestion : « Il s’y entendait, disait-elle : il pensait d’abord à l’avoir du paysan et puis au sien : il ne nous gâtait pas, en un mot c’était un bon administrateur ! »

IV

Ce qui parfois ne laissait pas de causer du souci à Nicolas, c’était son emportement et son habitude de hussard d’avoir la main leste. Dans les premiers temps de son mariage, il n’y avait rien vu de répréhensible, mais, la seconde année, un certain incident le fit subitement changer de manière de voir à ce sujet. Il avait fait venir un jour le successeur du défunt