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« Mes enfants, ce sont les sorcières ! » dit un soldat.

Tous relevèrent la tête et écoutèrent. Deux figures humaines, d’une tournure étrange, furent soudain éclairées par la flamme au moment où elles sortirent du taillis : c’étaient deux Français qui se cachaient dans la forêt. Prononçant des paroles inintelligibles pour les soldats, ils se dirigèrent vers eux. L’un, coiffé d’un shako d’officier, paraissait très affaibli, et, se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit auprès du feu ; son compagnon, plus petit, trapu, les joues bandées d’un mouchoir, était évidemment plus robuste. Il releva son compagnon, et, montrant sa bouche, dit quelques mots. Les soldats les entourèrent, on étendit une capote sous le malade, et on leur apporta à tous deux de la « cacha » et de l’eau-de-vie. L’officier était Ramballe avec son domestique Morel. Lorsque ce dernier eut avalé l’eau-de-vie et une grande écuelle de « cacha », une gaieté maladive s’empara de lui ; il se mit à parler sans s’arrêter, tandis que son maître, refusant de rien prendre, gardait un morne silence, en regardant les soldats russes de ses yeux rouges et vagues. Un long et sourd gémissement s’échappait parfois de ses lèvres. Morel, désignant les épaules du malade, cherchait à faire comprendre que c’était un officier, et qu’il fallait le réchauffer. Un officier russe, s’étant approché d’eux, envoya demander au colonel s’il ne voudrait pas recueillir un officier français transi de froid. Le colonel donna l’ordre de le lui amener. Ramballe fut engagé à se lever ; il essaya, mais, au premier mouvement qu’il fit, il vacilla, et serait infailliblement tombé, sans le secours d’un soldat qui le souleva et aida ses camarades à le transporter dans l’isba. Passant ses bras autour du cou de ses porteurs et inclinant la tête comme un enfant sur l’épaule de l’un d’eux, il ne cessait de répéter d’une voix plaintive :

« Oh ! mes braves, mes bons, mes bons amis !… Voilà des hommes ! »

Morel, resté avec les soldats, occupait la meilleure place. Ses yeux étaient rouges, enflammés et larmoyants ; vêtu d’une pelisse de femme, il avait mis par-dessus son bonnet un mouchoir noué sous le menton. L’eau-de-vie l’ayant un peu grisé, il chantait d’une voix rauque et mal assurée une chanson française. Les soldats se tenaient les côtes de rire.

« Voyons, voyons, que je l’apprenne… Comment est-ce ? J’attraperai l’air, bien sûr ! disait le soldat chanteur que Morel serrait contre lui avec tendresse.