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une écurie pour aller piller leurs propres magasins ; quelques-uns des prisonniers tentèrent de s’enfuir par un passage souterrain qu’ils avaient creusé, mais ils furent pris sur le fait et fusillés. L’ordre, établi au début, que les officiers devaient marcher séparés des soldats, n’existait plus ; tous les hommes valides formaient un même groupe, et Pierre se trouva ainsi réuni à Karataïew et à son petit chien aux jambes torses ; Karataïew fut repris de la fièvre le troisième jour de marche, et, à mesure qu’il s’affaiblissait, Pierre s’en éloignait instinctivement, ou était obligé de faire un effort pour s’en approcher, tant ses gémissements incessants, et l’odeur âcre et pénétrante qui s’exhalait de toute sa personne, lui causaient une invincible répulsion.

Pendant qu’il était enfermé dans la baraque, Pierre avait compris par tout ce qui se passait dans son âme, par le genre de vie auquel il était forcément soumis, que l’homme est créé pour le bonheur, que ce bonheur est en lui, dans la satisfaction des exigences quotidiennes de l’existence, et que le malheur est le résultat fatal, non du besoin, mais de l’abondance. Une nouvelle et consolante vérité s’était aussi révélée à lui pendant ces trois dernières semaines : c’est qu’il n’y a rien d’irrémédiable dans ce monde, et que, de même que l’homme n’est jamais complètement heureux et indépendant, de même il n’est jamais complètement malheureux et esclave. Il comprit que la souffrance a ses limites comme la liberté, et que ces limites se touchent : que l’homme couché sur un lit de feuilles de roses, dont une seule est repliée, souffre autant que celui qui, s’endormant sur la terre humide, sent le froid le gagner ; que lui-même avait tout autant souffert autrefois avec des souliers de bal trop étroits, qu’aujourd’hui avec les pieds nus et endoloris. Il comprit enfin que, lorsqu’il avait cru épouser sa femme de sa propre volonté, il était aussi peu libre qu’à cette heure, où on l’avait enfermé, pour toute la nuit, dans une écurie !

De toutes les souffrances qui l’accablaient en ce moment, et dont il conserva jusqu’à sa mort le souvenir, la plus insupportable fut celle que lui faisaient éprouver ses pieds. Dès la seconde étape, il s’était dit, en les examinant, qu’il lui serait impossible de marcher le lendemain ; mais, quand l’ordre de se mettre en route fut donné, il se traîna d’abord en boitant, puis, les blessures s’échauffant par la marche, la douleur s’apaisa peu à peu. Bien que, chaque soir, ses pieds fussent dans