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Quant à l’attaque de Poniatowsky sur le flanc droit des Français sur Outitza et Ouvarova, ce ne fut là qu’un incident complètement en dehors de la marche générale des opérations. La bataille de Borodino eut donc lieu tout autrement qu’on ne l’a décrite, afin de cacher les fautes de nos généraux, et cette description imaginaire n’a fait qu’amoindrir la gloire de l’armée et de la nation russes. Cette bataille ne fut livrée ni sur un terrain choisi à l’avance et convenablement fortifié, ni avec un léger désavantage de forces du côté des Russes, mais elle fut acceptée par eux dans une plaine ouverte, à la suite de la perte de la redoute, et contre des forces françaises doubles des leurs, et cela dans des conditions où il était non seulement impossible de se battre dix heures de suite pour en arriver à un résultat incertain, mais où il était même à prévoir que l’armée ne pourrait tenir trois heures sans subir une déroute complète.

II

Pierre quitta Mojaïsk le matin du 6. Arrivé au bas de la rue abrupte qui mène aux faubourgs de la ville, il laissa sa voiture en face de l’église, située à droite sur la hauteur, et dans laquelle on officiait en ce moment. Un régiment de cavalerie, précédé de ses chanteurs, le suivait de près ; en sens opposé montait une longue file de charrettes emmenant les blessés de la veille ; les paysans qui les conduisaient s’emportant contre leurs chevaux, et, faisant claquer leurs fouets, couraient d’un côté à l’autre de la route ; les télègues, qui contenaient chacune trois ou quatre blessés, étaient violemment secouées sur les pierres jetées çà et là qui représentaient le pavé. Les blessés, les membres entourés de chiffons, pâles, les lèvres serrées, les sourcils froncés, se cramponnaient aux barreaux en se heurtant les uns contre les autres ; presque tous fixèrent leurs regards, avec une curiosité naïve, sur le grand chapeau blanc et l’habit vert de Pierre.

Son cocher commandait avec colère aux paysans de ne tenir qu’un côté du chemin ; le régiment, qui descendait en s’étendant sur toute sa largeur, accula la voiture jusqu’au bord du versant ; Pierre lui-même fut obligé de se ranger et de s’ar-