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LE BOUCHER




À Philippe Gille.


C’est une histoire très logique.

Lorsque Jeanne revint au bercail, joyeuse d’avoir enfin quitté le vieux couvent de province où s’étiolait la grâce de ses seize ans, son père, riche négociant d’un esprit très borné, eut avec son épouse un grave conciliabule dans lequel il fut décidé que, vu la grande jeunesse de la demoiselle, il convenait de la tenir longtemps encore à l’écart des plaisirs mondains. Le décret fut signifié à l’intéressée qui se résigna, non sans rancœur.

D’une gracilité un peu gauche, trop svelte, mais quand même jolie de la mélancolie douce de ses longs yeux sombres, troublants non moins que sourire, — aurore printanière, Jeanne causait peu, rêvait davantage, s’ennuyait jusqu’à regretter la monotone claustration, les veilles dans l’inconnu, l’enlinceulement extatique de l’internat. Elle s’était réfugiée dans sa chambrette, n’en sortait que pour les repas, brodait sans relâche près de la croisée où, — muettes et tendres confidentes, lumière dans sa nuit, — quelques fleurs souriaient à la solitude désolée de la rue ; hortensias aux roseurs pâles, héliotropes éternellement amoureux du soleil, clématites, cadre délicat à la virginale beauté.

Or, chaque matin, à la même heure, un refrain banal aux lèvres, passait devant la fenêtre un garçon boucher. Sa chanson sifflée sur un rythme canaille, détonnait en notes criardes