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CONCLUSION 451

parer la satisfaction étrangère. Il va jusqu’à comparer les jeux informes de la gloire, à la satisfaction de se sentir unique, — grande volupté particulière.

« J’ai rêvé alors que les tètes les plus fortes, les in- venteurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus exac- tement do la pensée, devaient être des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer. Leur existence m’était révélée par celle même des individus ’éclatants, un peu moins solides.

« L’induction était si facile que j’en voyais la forma- tion à chaque instant. Il suffisait d’imaginer les grands hommes ordinaires, purs de leur première erreur, ou de s’appuyer sur cette erreur même pour concevoir un degré de conscience plus élevé, un sentiment de la liberté d’esprit moins grossier... Je m’amusais à éteindre l’histoire connue sous les annales de l’anonymat. C’étaient, invisibles dans leur vie limpide, des solitaires qui savaient avant tout le monde r. »

Revendication hyperbolique de la pensée contre le fait social, de l’individu, de l’unique, contre le « plusieurs ». Un poète mallarméiste, iM. André Fontainas, a donné à un livre ce titre : l’Ornement de la Solitude.

Mais, comme il arrive souvent, cette extrême limite du mallarmisme, ce narcissisme immodéré, est aussi la négation de Mallarmé, — car toute logique indéfinie, à partir d’un certain point, se prolonge par une con- tradiction. Mallarmé a vécu dans le culte, hyperbolique aussi, du livre. Croire que la pure valeur du fait humain à été atteinte en dehors du livre, par la méditation soli- taire, n’est-ce pas revenir un peu à cette illusion lamar- tinienne, selon laquelle il existe chez le poète vrai un océan de poésie intérieure, jamais dite, dont la poésie écrite est à la fois l’expression fragmentaire et le substi- tut dérisoire ? L’individu isolé n’est qu’une abstraction sociale ;. la poésie intérieure, la valeur individuelle jqu’évoquent les lignes citées, ne seraient-elles pas une.

i. Réédité dans Vers et Prose t. IV. p. 71.