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du poète définitif ? Je ne sais. Parfois il voyait l’avenir avec une tristesse et un dégoût effarés, et sa vision répondait, plus inquiète, à celle que Jules Lemaître esquisse dans sa préface des Vieux Livres. Pour lui, ce n’étaient point les vieux Livres qui le hantaient, mais le Livre. Et il n’est pas besoin, pour vivre avec le Livre, pour le posséder en Idée et pour analyser, comme on feuillette, cette Idée, d’amasser la matière brute et vulgaire d’une bibliothèque ancienne. Au regard d’un idéaliste de race, tout ce que l’argent permet, tout ce à quoi l’argent suffit, garde une tare. Ici l’intelligence dernière se prouve.

Rien qu’à simplifier avec gloire le Livre.

L’avenir, il le vit parfois à la façon d’un Anglais en révolte, d’un Poe, d’un Carlyle, d’un Ruskin, et il a évoqué dans le pur et classique poème en prose du Phénomène futur une humanité qui finirait dans la laideur. À celle-là le Montreur des choses passées « dans le silence inquiet de tous les yeux suppliant là-bas le soleil qui sous l’eau s’enfonce avec le désespoir d’un cri », apporte avec toute sa beauté, « préservée à travers les âges par la science souveraine », une Femme d’autrefois. À la même époque Villiers donnait à la science souveraine la tâche contraire de construire l’Ève Future. Mais alors, encore « les poètes de ces temps, sentant se rallumer leurs yeux éteints, s’achemineront vers leur lampe, le cerveau ivre un instant d’une gloire confuse, hantés du Rythme et dans l’oubli d’exister à une époque qui survit à la beauté ». Et d’autres fois il pressentit de toute son imagination le Livre ou le Théâtre d’un admirable demain. Au fait, jadis et demain n’étaient pour lui que des figures négligeables de ce qui demeure, non de ce qui doit être dans le futur, mais de ce qui doit être en raison. Il se soucia moins, dans ses études techniques, de déterminer le Poète à venir que de dégager, Idée platonicienne, le Poète éternel. « Je crois, écrit-il dans un fragment de lettre cité par M. Vittorio Pica, que la Litté-