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modifier en idée et que nous acceptons, considérons comme un tout détaché, lointain, achevé. Voilà des conditions favorables pour voir les hommes agis et poussés malgré eux par des causes matérielles, physiques, par celles dont eux-mêmes se doutaient le moins, et qui n’étaient jamais mises en avant. Plus une guerre au contraire est proche de nous, nous intéresse, nous enveloppe, nous retient dans son action survivante et actuelle, et plus nous lui cherchons des motifs humains, psychologiques et moraux. Les expressions de Thucydide (ἀληθεστάτην πρόφασιν, ἀφανεστάτην δὲ λόγῳ) nous montrent qu’il faut déjà un grand effort de détachement, de recul et d’indépendance pour voir la cause principale de la guerre dans la rencontre automatique et fatale de deux puissances, l’une qui s’accroît sans cesse, l’autre qui voit venir vers elle cet accroissement comme une menace. Les causes les plus manifestes, les plus avouées, les plus répétées par l’un des deux partis sont toujours celles qui mettent en lumière les sentiments agressifs et injustes de l’autre. Ce sont celles sur lesquelles s’étendent complaisamment les orateurs dans les discours que leur prête Thucydide, et sur lesquelles ils s’étendaient plus complaisamment encore dans leurs discours réels.

Mais pourquoi Thucydide n’a-t-il pas été jusqu’à cette cause économique, et pourquoi, d’une façon générale, l’explication économique des guerres est-elle une nouveauté qui date de la dernière moitié du xixe siècle ? J’avoue que je n’en saurais donner une explication totale. Sans doute malgré eux les historiens se placent à une sorte de point de vue royal où les besoins économiques sont sous-entendus, où une réalité politique indépendante et qui se suffise à soi-même est comme abstraite et hypostasiée. Voit-on la tragédie politique de