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Athènes, dans la grande guerre médique, avait eu précisément la fortune de posséder son Ulysse, Thémistocle. Ni Richelieu, ni Pitt, ni Bismarck n’ont joué dans la destinée politique d’un peuple un rôle plus décisif que cet homme. « Le premier il osa dire qu’il fallait se consacrer à la mer ». Il avait achevé Athènes par le Pirée. « Il croyait le Pirée plus important que la ville haute, et souvent il conseillait aux Athéniens, s’ils venaient à être forcés sur terre, de descendre au port sur leurs vaisseaux pour s’y défendre contre tous » (I, 93). Il avait été le créateur de la flotte athénienne, de cette ville de bois qui lorsque Xerxès entra en Grèce sauva Athènes, fut Athènes. Il avait vaincu à Salamine par la πολυτροπία du Laertiade. Il avait relevé en trompant Lacédémone les murailles d’Athènes, constitué en quelques années d’esprit, de labeur, de bonheur foudroyant un empire maritime, et fait de toute la mer Égée la ruche ardente et bleue de l’abeille attique. Puis, comme il était inévitable, il s’était trouvé en butte à la jalousie des dieux. L’historien pouvait conter en pur artiste homérique cette fuite de Thémistocle poursuivi par les envoyés d’Athènes et de Sparte comme Ulysse par la colère de Neptune, et ces scènes dramatiques, le foyer d’Admète, la barque de pêche, le banni qui à Suse demanda au grand roi de reconnaître les bienfaits que tient du vainqueur de Salamine la maison royale de Perse, et cette fin mélancolique de satrape comblé qui a reçu pour son pain et son vin des villes entières d’Orient, mais qui souhaite seulement qu’après sa mort un corps contre lequel l’envie ne s’acharnera plus puisse reposer sur le rivage d’oliviers, de pierre nue et de mer retentissante où naquirent à sa vivante parole les magasins et les murailles du Pirée. Destinée