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Lydie aurait dû succomber depuis longtemps, et que c’est précisément en considération de ses présents et de sa piété qu’Apollon a retardé sa chute jusqu’à l’extrême limite. Tel Ulysse, en récompense du bon vin qu’il a fait boire au Cyclope, ne sera mangé que le plus tard possible, — le dernier. À l’époque de Thucydide ces idées sont en faillite, la Pythie, qui a une politique personnelle, est discréditée. Le succès et la chute des cités, vus de près et non plus à travers le voile de pourpre qui transfigurait en tragédie la destinée des monarchies orientales, apparaît sans rapport avec la faveur que doivent les dieux à la piété et à la vertu. Une des raisons qui ont fait choisir Nicias comme chef de l’expédition de Sicile, c’est sa scrupuleuse piété, le grand nombre de devins que sa richesse lui permet d’entretenir, la bienveillance manifeste par laquelle les dieux l’ont jusqu’ici récompensé. Il est vrai qu’on lui adjoint Alcibiade, qui se moquait des dieux et ne manquait point d’ὕβρις. Comme la bonne femme de Montaigne, c’était brûler une chandelle à Saint Michel et une à son serpent. Le malheur de Nicias en Sicile marque l’effondrement de cette conception. Des raisons comme celles que fournit Apollon à Crésus eussent été mal venues. Thucydide appelle simplement Nicias « celui des Grecs de nos jours qui par la réunion de ses vertus méritait le moins cet excès d’infortune » (VII, 86).

Thucydide, comme son temps et plus fortement que lui, a donc pu se convaincre que la paix avec les dieux n’est pas, ainsi que le pensaient tant Hérodote que l’ancienne génération athénienne, une force politique. La Sparte de Lysandre arrivera à la même conviction. Les idées d’Aristide et des vieux Diacriens, celles pour lesquelles vit et meurt Socrate, sont déclassées. Thu-