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niens exactement comme les Corinthiens et les partisans de la guerre parlent aux Lacédémoniens. « Notre affaire à nous, c’est de prendre les devants, nous en offrant et vous en acceptant de nous allier, et de prévenir l’attaque de nos ennemis, plutôt que d’avoir à le repousser » (I, 33). Il y a donc un état de guerre générale virtuelle, où la Grèce vit depuis cinquante ans, état créé par l’extension continuelle de la thalassocratie athénienne et par la formation d’une ligue rivale entre les cités de terre et de mer qui redoutent cette extension ; cette guerre en puissance passe à l’acte offensif du fait de la ligue défensive.

Dans la conception d’Hérodote la cause des grandes guerres était l’ὕβρις humaine. Il transportait dans l’histoire l’idée tragique. Crésus, Cambyse, Xerxès, Pausanias sont conçus par lui comme Œdipe roi par Sophocle : ce sont des puissants ivres de leur bonheur, confiants dans leur chance et qui s’écroulent sous les coups de la destinée. Ainsi, disait Héraclite, le soleil ne transgressera pas ses limites, sinon l’Érynnis l’y ramènerait. L’histoire ourdie par les dieux comme une trame de théâtre met en scène de façon dramatique la suite de ces grands exemples ; la légende suit l’histoire comme une histoire de l’histoire, comme une sœur cadette intelligente et artiste, et l’historien pour entrer dans le cœur de son récit doit se faire une âme imprégnée de sagesse et porteuse du laurier d’Apollon. Le délégué d’Hérodote, le chef de ce chœur des sages qui assistent, pour la contempler, la raconter et la juger, à cette tragédie, c’est Solon d’Athènes à la cour de Crésus. Thucydide continue Hérodote exactement comme l’Essai sur les Mœurs continue le Discours sur l’Histoire universelle. Cette ὕβρις qu’Hérodote élève sur une scène