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nage, de le faire vivre dans les limites de la vraisemblance constitue un frein rigide et utile, assure un moyen terme entre ces deux nécessités contradictoires : ne prendre comme motif déterminant la conduite d’un personnage que ce qui était connu effectivement par lui, incorporer aux motifs de sa décision ce que nous savons de l’issue de l’événement. Nous savons que Bismarck a voulu après Sadowa ménager l’Autriche et dans toute sa carrière garder l’entente avec la Russie. Un Thucydide moderne, en se tenant le plus près possible des paroles authentiques, composerait aujourd’hui deux discours pour appuyer et expliquer ces deux lignes de conduite, s’attacherait à n’y garder que l’essentiel des raisons qui ont pu conduire Bismarck, et son but serait triple : donner par ces paroles mêmes une idée vivante et réelle de Bismarck, ne rien lui prêter qu’il n’ait pensé ou pu évidemment penser, imprimer à cet ensemble de raisons un mouvement qui le fasse descendre vers l’avenir que Bismarck ne connaissait pas et qui est pour nous du passé. Aucun autre procédé ne permettrait aussi économiquement et aussi puissamment que le discours la concentration, l’équilibre et l’harmonie de ces trois éléments.

Les discours marquent chez Thucydide les causes vivantes des événements historiques, les causes éprouvées par une sensibilité, animées par une passion, incorporées à la parole et à l’action d’un homme qui modèle une foule résistante ou docile. Mais au-dessus de ces discours prononcés par les personnages de l’histoire il y a un discours général dans lequel ils sont pris,