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motifs, par des motifs qui soutiennent des passions. Ces passions sont épousées, gouvernées, ces motifs sont exposés, par des orateurs, dont la fonction est de classer et d’éclairer ce que chacun dans l’assemblée pourrait sentir ou penser obscurément. Le rôle des orateurs en face de la foule est analogue au rôle du chœur tragique ; ils sont chargés devant les événements politiques, comme le chœur devant les événements tragiques, d’exprimer la pensée passionnée, réfléchie ou juste de la foule. Seulement cette pensée, au lieu de se résoudre comme sur le théâtre en terreur et en pitié, se prolonge en action. L’orateur monté sur sa tribune voit ou est censé voir plus haut que la foule. Mais à son tour l’historien, pour qui l’assemblée a un recul, l’événement un passé, la décision un fruit, voit plus haut et plus loin que l’orateur. Son optique n’est pas la même, ne peut pas être la même. L’orateur provoque à l’action, l’historien veut exprimer les causes de cette action. L’orateur anime les passions pour faire agir ; l’historien, qui voit l’action dans le passé, non dans l’avenir, ne peut que traverser cette action pour remonter aux passions et à l’intelligence, c’est-à-dire à la connaissance et au groupement des causes. Il attachera dès lors au discours de l’orateur son maximum de causalité, d’explication, de lumière, il se servira de l’orateur pour parler à son lecteur. Il tiendra compte que l’orateur est entré dans l’histoire. Il verra derrière la foule de l’assemblée qui l’écoute une autre foule, amenée, elle, par l’historien lui-même, et qui est la foule des lecteurs, de ceux qui veulent comprendre, apercevoir sous l’accidentel le permanent et l’humain. Le discours de l’orateur en passant à l’histoire s’incorpore à un ordre nouveau, prend place dans une durée historique ; parole