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qu’il n’y a plus rien à lui demander. Tout changera au ive siècle, au temps de Démosthène, d’Eschine, de Lycurgue. L’influence d’Isocrate, maître du discours écrit, précurseur de l’hellénisme cosmopolite et livresque, aura passé par là.

Si l’idéal de Thucydide avait été de publier autant que possible les discours dans leur texte exact, rien ne lui était plus facile. Il nous dit qu’il s’est mis au travail dès le début de la guerre, comptant bien qu’il abordait un sujet qui surpasserait en intérêt celui d’Hérodote. S’il avait tenu à posséder les discours réels il les aurait fait noter par un assistant qu’il eût payé : c’eût été le moindre des frais que dût lui coûter son histoire, et peut-être après tout avait-il en effet quelques documents de ce genre, analogues à ceux sur lesquels Xénophon écrivit les Mémorables, qui ne sont sûrement pas imaginés par lui. Mais cette besogne de critique et de grammairien est étrangère à l’Athènes de cette époque. Voici, je crois, quel est l’ordre d’idées où se meut naturellement Thucydide. Le grand inconvénient de l’écriture c’est, comme le dit Platon, qu’elle est irrévocable, qu’elle n’admet plus les modifications, l’assouplissement, la végétation de la vie, qu’elle arrête la pensée comme la mort en un visage définitif. Elle comporte donc un germe de fausseté, puisqu’elle immobilise le vivant et que la vie c’est la mobilité. Un discours sténographié, c’est-à-dire dépouillé de son action, de son magnétisme, de l’auditoire qui l’inspire et qu’il inspire, de son mouvement, n’est pas plus reproduit au vrai qu’un homme ou un cheval qui courent ne sont reproduits au vrai par une photographie instantanée : ceux-ci ne sont reproduits au vrai que par un artifice propre à une certaine technique de l’expression, sculpture ou peinture, et il existe, pour