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l’idée du scribe. Les « yeux » et les « oreilles » de Darius, les archivistes d’Alexandrie, les scrinia d’Auguste et de Tibère, les mektoubdjï turcs descendent également de ce scribe accroupi, admirable vivant qui, placé aujourd’hui au milieu d’une salle du Louvre, s’établit idéalement, comme son noyau ou son armature, au centre de l’État ancien ou moderne. En même temps que le pouvoir temporel, le pouvoir spirituel vit dans cette catégorie de l’écrit, du mektoub. Chez l’Égyptien, le Juif, le Perse, le Musulman, la vie religieuse supérieure consiste à apprendre par cœur de l’écriture. La division mahométane des religions en religion du vrai livre, qu’il faut adopter, religions à livre, juive et chrétienne, qu’il faut tolérer, religions sans livres qu’il faut exterminer, répond bien à la pensée profonde de l’Orient.

Or la Grèce est par excellence la civilisation sans livres. Elle n’aboutit jamais à l’écrit que contrainte et forcée, et avec une mauvaise conscience. L’exemple de son livre fondamental, les poèmes homériques, est caractéristique. On ne croit plus guère aujourd’hui qu’Homère ait ignoré l’écriture, et l’on sourit un peu de cet argument qui paraissait naguère décisif, que ni l’Iliade ni l’Odyssée n’en font mention. C’est que l’écriture paraissait à un État, à un public et à un poète d’alors, chose négligeable et sans éclat. Autant il était beau de montrer un aède comme Démodocus dans la splendeur de sa fonction, débitant devant les princes en s’accompagnant sur la lyre des poèmes magnifiques, autant il eût semblé ridicule de le mettre au jour avec le souffleur docile qu’eût été un rouleau de papyrus. Aujourd’hui encore le poète « chante », il n’écrit pas. L’écriture pour elle-même est toujours restée indifférente aux Grecs, ils n’y ont vu qu’un signe. Rien de