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du nu, à l’antipode exact de cette philosophie des habits, que construisent dans leur Nord le Germain Teufelsdrœck et l’Écossais Carlyle. Si nous parlons style, la phrase de Thucydide n’est pas nue à la manière de la phrase aisée d’Hérodote ou de la phrase limpide de Xénophon. Elle est nue puissamment, à la façon de ces marbres du ve siècle dont notre œil sent le poids de muscles et d’entrailles, nue comme eux avec son chargement intérieur de faits, d’idées, d’antithèses, d’ellipses et de ruptures, cette diagonale qui à six lignes de distance fait répondre la saillie d’un genou au mouvement d’une épaule, nue aussi par cette exclusion des images, cette absence de métaphores, non seulement dans les phrases, mais dans les mots, cette abstraction qui ne fait qu’un avec l’action comme la couleur dorée de midi ne fait qu’un avec la vibration de la lumière. Les batailles de l’expédition de Sicile, la bataille d’Amphipolis (V, 10), la bataille de Mantinée (V, 70), tracées avec la précision d’un peintre hollandais, ramassent dans le plus court espace un mouvement vivant, une sorte de schème dynamique réel donné pour l’éternité. Au VIIIe livre le récit compliqué, jamais embrouillé, des affaires de Samos et des intrigues qui s’y entrecroisent rappelle le mouvement clair et subtil de la Chartreuse de Parme. Une seule fois peut-être le récit a pris une forme oratoire, a revêtu ce qu’on pourrait appeler la grande tenue de l’histoire : c’est lorsque l’expédition de Sicile quitte le Pirée. À ce point culminant du tableau, à ce moment décisif où le plateau plus léger des destinées d’Athènes va s’abaisser irrévocablement, l’historien atteint sans effort son ton le plus grave et le plus large, laisse apparaître sa puissance dans une détente rapide de la discipline qui la ramasse et la contracte.