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premières années de la guerre, alors qu’il y vivait comme un des hommes considérables de la République, et ce même tableau à l’époque de l’expédition de Sicile, alors qu’il le recomposait du dehors avec les renseignements qu’il colligeait, ne diffèrent nullement en vraisemblance, en intensité, en profondeur. On sent que dès le début il a, comme il le laisse entendre, lié partie avec cette guerre, connu que sa destinée lui était consubstantielle.

Le récit de Thucydide nous donne l’idée parfaite de ce qu’on pourrait appeler la vérité narrative, c’est-à-dire de ce qu’on obtient de pur dès qu’on a éliminé le pathétique, le plaidoyer, l’oratoire, le dramatique. Je pense en ce moment aux plus beaux récits de l’histoire, à ceux qui laissent dans le souvenir la plus ineffaçable empreinte : le bûcher de Crésus dans Hérodote, la mort de Pompée dans Plutarque, l’arrivée d’Agrippine à Brindes dans Tacite, la mort du grand Dauphin dans Saint-Simon, les Cent jours dans les Mémoires d’Outre-tombe, la chute de Jacques II dans Macaulay, le 9 Thermidor dans Michelet, ce sont des tableaux admirablement composés et mouvementés, mais on sent dans leur mouvement et dans leur texture que le travail de l’auteur leur est incorporé. Cette grande histoire décorative et tragique procède d’un goût moitié oriental et moitié grec, moitié poétique et moitié historique. Le père de l’histoire est aussi et surtout le père de l’art historique, et sa narration a fait école plus que celle de Thucydide. Mais quand on passe de cette narration et de celles qui en procèdent aux récits de Thucydide, il semble qu’on passe d’une fleurissante et féminine chair d’Orient à la chair musclée, lisse et dorée de soleil, sans graisse et sans sueur, d’un jeune lutteur olympique. On se sent placé au centre