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n’étaient pas une illusion. On songe ici aux réponses de l’oracle de Delphes, à la mule qui enfantera, aux murailles de bois. De la peste, de la guerre et de la mort devait sortir l’œuvre d’incorruptible durée.

La description de la peste et celle de la guerre ont d’ailleurs la même fin. De toutes deux Thucydide pouvait écrire ce qu’il écrit de la peste : « Je dirai la marche et les symptômes de cette maladie, afin qu’au cas où elle se reproduirait, on sache d’avance à quoi s’en tenir sur elle : j’en parlerai en homme qui en fut atteint et qui en vit souffrir les autres. » (II, 48). C’est en ces mêmes termes qu’il parle ailleurs de l’utilité que l’on tirera de son récit historique, pour prévoir le retour d’événements analogues κατὰ τὸ ἀνθρώπειον (I, 22). Les visées d’Hérodote avaient évidemment plus grande allure. Il s’agissait d’abord de conter les grandes actions tant des Grecs que des Barbares, — puis de rapporter l’issue des grandes guerres à la providence et à la justice des dieux. D’Hérodote à Thucydide l’écart est le même que de Socrate à Démocrite. Thucydide, dans les matières qu’il traite, ouvre à l’esprit grec cette direction scientifique et pratique que le mécanisme de Démocrite, à la même époque, et dans ce procès qui paraissait si fameux à Bacon, lui proposa de son côté en vain.

Mais au-dessus de Thucydide et d’Hérodote, amortissant leur opposition et les réunissant en un visage, on aperçoit une idée de l’histoire. Ce n’est sans doute point un hasard si les quatre historiens grecs, Hérodote, Thucydide, Xénophon et Polybe sont des déracinés, des errants et des exilés. Tous les quatre occupent la même position au seuil de deux mondes, l’Orient et la Grèce, Athènes et Sparte, la Grèce et Rome. La muse des des-