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qui étaient frappés » (I, 51). Il put ainsi constater que, ainsi qu’il est habituel dans ces épidémies, il avait été probablement sauvé par son sang-froid. Mais la fin de ce chapitre transpose, semble-t-il, ce sang-froid en une forme lyrique et divine, qui nous révèle peut-être le cœur profond où devait désormais s’alimenter son génie. « Ceux qui avaient échappé à la mort étaient les plus compatissants pour les mourants et les malades, parce qu’ils connaissaient la maladie par leur expérience et se trouvaient en sûreté, les rechutes n’étant pas mortelles. Chacun les enviait, et l’excès de leur fortune leur faisait concevoir l’espérance frivole de ne jamais succomber à aucune autre maladie. » L’homme qui avait échappé à la peste se sentait comme trempé dans les eaux du Styx. Il marchait dans le privilège et l’ivresse de vivre. Thucydide dut alors considérer sa destinée avec un regard intérieur d’une intensité singulière. Ce privilège était-il une faveur divine, ainsi que l’eut pensé Hérodote ? Thucydide alla plus loin. Il le sentit qui se confondait avec une puissance qui n’appartenait pas aux dieux, mais à l’homme lui-même, qui lui était intérieure, et qui n’était autre que le sang-froid, l’intelligence, la réflexion critique. La même puissance qui avait tenu son regard attaché à l’observation de la maladie chez lui-même et chez les autres l’avait sauvé de la mort. La tradition antique lui attribuait pour maître Anaxagore : le Styx dans lequel il avait pu se sentir ainsi trempé, c’était le νοῦς. Cette intelligence, dans sa vie militaire, le servit mal : contre Brasidas plus d’énergie rapide eût mieux valu. Mais l’exil, l’histoire, allaient rendre à cette prédestination dont la peste d’Athènes lui avait donné le sentiment son sens plein et pur. Cet espoir de ne jamais succomber à aucune autre maladie, cette croyance à l’immortalité