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de sauver Amphipolis. Le contraste entre un général trop réfléchi et la décision rapide du Spartiate qui s’était élancé en Thrace, traversant toute la Grèce à la course, fut sans doute exploité par Cléon et prit dans ses propos violents figure de lâcheté, — et Thucydide allait lui rendre devant la postérité, lorsque Cléon tiendrait sa propre place devant Amphipolis et Brasidas, ce que Cléon lui avait prêté devant les Athéniens. Amphipolis prise, Thucydide ne perdit point ce sang-froid, qu’il avait peut-être eu en excès, et empêcha Brasidas de s’emparer d’Éïon. Ainsi fit Grouchy dans sa belle retraite après Waterloo. Au temps de la Convention cette belle retraite n’eût pas empêché Grouchy de quitter son cheval pour la charrette. Et Grouchy n’était pas plus coupable que Thucydide ; mais le Saint-Just qui l’eût fait guillotiner eût-il été plus coupable que Cléon ?

Thucydide se refuse à admettre que Cléon ait été poussé à des idées de guerre à outrance par des raisons politiques et patriotiques. « C’est qu’il sentait qu’en temps de guerre son improbité (κακουργία) serait plus manifeste et ses calomnies moins écoutées » (V, 16). On a dit la même chose de Danton, et Saint-Simon met à l’origine de la guerre de la Ligue d’Augsbourg des sentiments analogues chez Louvois. Les partisans de la guerre ont été de tous temps accusés d’y chercher leur intérêt personnel. Cléon était d’ailleurs un gros négociant en cuirs et peaux ; et il est certain que cette corporation, alors comme aujourd’hui, n’était pas à plaindre en temps de guerre. Il pouvait, comme tel et tel ministre d’hier, s’enrichir sans κακουργία expresse.

Le sang-froid tranquille, la lucidité impartiale qui, de la mer innombrable des faits et des passions, élèvent sur le livre de Thucydide l’idée du vrai, ils se mani-