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Il vient de repousser l’échappatoire qui lui aurait permis d’envenimer la plaie sans responsabilité et de faire tomber la colère du peuple sur les généraux : la nomination de commissaires enquêteurs, dont lui-même. Je ne veux pas aller là-bas, dit Cléon, comme commissaire. Pas de commissions ! L’action, l’attaque, le plus tôt possible, avant la mauvaise saison, qui va rendre la côte intenable à la flotte. Évidemment Nicias — il allait le montrer amplement par la suite — n’était point l’homme de cette initiative audacieuse. On comprend alors qu’il ait proposé au peuple de charger Cléon du commandement, comme M. Ribot a pu conseiller à M. Poincaré de faire passer M. Clémenceau de sa tribune de l’Homme Enchaîné au ministère de la Guerre. Que Cléon ait demandé ou non le commandement, son commandement devient synonyme d’action et d’attaque, et la situation est telle que les Athéniens ne peuvent absolument décider l’action sans décider que Cléon commandera : lui-même n’a pas pu ne pas le prévoir.

Dans les incidents, les réflexions, les embarras du discours indirect qu’adopte ici trop adroitement Thucydide, peut-être pourrait-on entrevoir les éléments d’une malveillance avisée. Qu’on regarde de près ceci : Cléon, dans son discours « se fait fort de prendre dans les vingt jours les Lacédémoniens vivants ou de les tuer sur place. Cette légèreté de propos égayait les Athéniens ; mais les gens sensés ne laissaient pas d’en être satisfaits, pensant que l’on allait au devant de l’un de ces deux biens : ou être débarrassé de Cléon, ce qu’on voyait de plus probable, ou bien s’emparer des Lacédémoniens » (IV, 28). À l’alternative posée par Cléon répond symétriquement celle que posent les σώφρονες. Il semble que toutes deux soient liées, la seconde sup-