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Nuées de masque à la sophistique. Mais le Cléon réel, tel que nous l’entrevoyons à travers Thucydide et à travers certains traits généraux de la psychologie historique, nous aide à mesurer l’équation personnelle de Thucydide quand il envisage un de ses ennemis véritables. Ennemi véritable parce qu’ennemi politique : les haines étrangères n’ont jamais l’intensité des haines civiles.

L’artifice malveillant de Thucydide éclate en plein dans son récit de l’affaire de Pylos. D’après l’historien, Cléon attaquant devant le peuple les généraux qui conduisaient le siège de Sphactérie et qui ne réussissaient pas à emporter les Spartiates qu’ils bloquaient, Nicias lui cède la place, et Cléon, pris au piège de son offre de gascon, part malgré lui. Tous les propos de Cléon devant le peuple paraissent déterminés par les ambitions et les haines les moins avouables, et tout le passage (les deux chapitres 27 et 28 du livre IV) donne un compte rendu de l’assemblée du peuple analogue au résumé parlementaire de l’Écho de Paris, quand un socialiste a parlé. Plus exactement il y a chez Thucydide l’application adroite à déshonorer son adversaire en éliminant de son récit tout ce qui laisserait transparaître la qualité principale de Cléon : le courage.

Il ne lui enlève pas l’intelligence : ce démagogue est un routier malin de la tribune, mais c’est un lâche. Alors on comprend mal. Cléon a déclaré que les généraux manquaient de courage, qu’ils devaient attaquer et que s’il était à leur place il attaquerait. Et quand Nicias et le peuple lui disent : Allez-y, nous vous donnons pleins pouvoirs ! il se dérobe et se débat. Mais comment ne comprenait-il pas à l’avance que c’était la seule solution et qu’il allait être nécessairement mis au pied du mur ?