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leurs points de repère pour descendre dans l’intérieur d’un écrivain qui a mis tant d’orgueil viril à ne jamais parler de lui.

Thucydide n’a gardé certainement nulle rancune au Lacédémonien qui prit Amphipolis devant lui. La figure de Brasidas est la plus belle, la plus nue, la plus grecque, que, non par des paroles, mais par des faits, il ait mise en lumière dans son récit. On ne trouve rien de pareil dans les portraits d’Hérodote. Ce qu’il y a de plus vivant chez celui-ci, ce sont peut-être les figures de monarques orientaux, un Crésus, un Cambyse, un Darius, un Xerxès. De son récit des guerres médiques ne sort en relief aucun héros grec. L’Ulysse athénien, Thémistocle, apparaît, dans les quelques chapitres que lui consacre Thucydide et dans la biographie de Plutarque, autrement solide que dans Hérodote. Mais la prise d’Amphipolis marque dans un beau style du destin artiste, pour Brasidas et Thucydide, le sommet de la courbe de leur destinée, la rencontre de ces deux courbes, et à leur choc l’étincelle qui va maintenir sur les deux hommes une lumière éternelle. Brasidas y gagnait une victoire, et, mieux que la victoire, un Homère, ou mieux qu’un Homère, une mémoire de prose, de raison et de faits dont la figure dorienne convenait exactement à un homme de Sparte.

Si Brasidas fournit à l’exil de Thucydide son occasion, son auteur réel et direct doit bien avoir été l’orateur Cléon. Car l’homme et son ressentiment se voient sous le calme de l’historien. Nous ne connaissons Cléon que par ses deux ennemis, Aristophane et Thucydide. On peut négliger Aristophane, pour qui Cléon n’est qu’une figure typique, un masque comique du démagogue, comme le visage pittoresque de Socrate sert dans les