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et à sa destruction par la guerre de 1914. Mais, à l’heure où nous sommes, nous ne pouvons même pas concevoir qu’il existe un cerveau assez puissant, assez calme et assez libre pour contempler, raconter et pénétrer notre guerre avec la même méthode sûre, la même lucidité pure que Thucydide a pu appliquer à la guerre qui se déroulait devant lui. Un historien moderne reste encore l’héritier des vieux légistes, auxquels les rois en mal d’agrandissement commandaient leurs plaidoyers : il est seulement passé au service des peuples. Un Macaulay, un Michelet, un Treitschke ont pour eux des moyens historiques, artistiques, et un acquis humain qui manquaient à Thucydide, mais quelle nostalgie nous emporte vers le vieil historien et vers la belle chair nue de la Clio grecque quand nous voyons la Clio moderne déguisée chez eux sous ces oripeaux du pharisaïsme britannique, du féminisme français et de la morgue militaire prussienne ! La pureté historique d’un Thucydide demeure à notre génération, pour cette seconde guerre du Péloponèse, inaccessible. Il a fallu cent ans pour que les guerres d’où était sortie l’Europe du xixe siècle trouvassent un Sorel. De sorte qu’aujourd’hui, en plein siècle de l’histoire, des archives, des bibliothèques, en plein déluge de l’imprimé, on peut dire que l’idée du vrai, la notion abstraite et solide du vrai, est en recul sur le ive siècle grec, exactement comme notre sculpture sur celle de la même époque. Archives, bibliothèques, imprimés, sont à cette idée du vrai ce que les écoles primaires, secondaires et des Beaux-Arts, les Académies et les Musées sont à l’idée statuaire du corps humain. Ces milliards d’assignats n’arrivent plus à fournir la valeur d’une pièce d’or à l’effigie de l’Homme.