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Histoire, comme nous l’appliquons aux problèmes qui se sont posés après elle, aux problèmes et aux faits de l’Histoire moderne, de l’Histoire de notre guerre, aujourd’hui. Toute histoire est incomplète et inexacte, si l’on veut, par cela seul qu’elle est dans le temps, qu’elle fait abstraction d’une histoire plus ancienne dont elle n’est que la suite, d’une histoire future qui lui conférera seule son sens clair, d’une histoire présente avec laquelle elle est infiniment mêlée. Être historien c’est découper des systèmes dans cette durée. Imaginons une création planétaire d’êtres intelligents qui seraient tous historiens, tous fixateurs du passé comme toutes les abeilles sont faiseuses de miel : ils n’épuiseraient pas plus les possibilités d’histoire que, tous sculpteurs épuisant le marbre de la terre ainsi que l’humanité machiniste épuisera son charbon, ils n’épuiseraient les possibilités de nouvelles figures vivantes. Au contraire ce qui n’est point inépuisable, ce qui ne se trouve pas tout de suite, mais finit par se trouver et ne se trouver qu’une fois, pour demeurer ensuite identique à la perfection de cet acte pur, c’est la meilleure manière de fixer pour un système déterminé, si fragmentaire qu’il soit, ce miel de la vérité historique ; c’est la cellule hexagonale de l’abeille, obtenue après les tâtonnements des mélipones. L’histoire de Thucydide eût été plus complète s’il avait pu se rendre à Suse et consulter les archives du roi, certainement fort intéressantes pour les affaires de Grèce. Mais il n’eût pas étudié ces archives avec une autre méthode, avec une autre idée du vrai qu’il n’étudie les témoignages de ses contemporains.

L’histoire de Thucydide eût été encore plus complète si un miracle de longévité lui avait permis d’assister à la construction de l’Europe dans les temps modernes