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comme celui de Thucydide se détaille, se broie comme le monde de Démocrite en des milliards de systèmes, de totalités vivantes qui ne sont pas seulement des individus et des cités. Qu’est-ce que Cléon ? Qu’est-ce que Sparte ? Quel rôle jouèrent dans la guerre la question du blé, celle des espèces monnayées, celle du Barbare ? Quelles causes de la guerre doivent s’ajouter à celles que donne Thucydide ? Toute cette série indéfinie des questions que soulève l’ouvrage le fractionne en des pensées dont la file successive, c’est-à-dire l’ensemble jamais totalisé, constituerait l’histoire. Cette pulvérisation conduit une intelligence faible au scepticisme historique et à rappeler comme parabole d’évangile l’anecdote de Walter Raleigh à la tour de Londres. Ainsi, lorsque Henri Poincaré eût, dans un petit volume exotérique de grande diffusion, popularisé les idées des métagéomètres et montré quel rôle jouait la commodité dans la géométrie euclidienne, bien des gens s’en allèrent répétant que le professeur Poincaré ne croyait même plus à la vérité des mathématiques, et, tout comme le bonhomme Strepsiade trouve dans la philosophie de Socrate un moyen de ne point payer ses dettes, des personnes qui s’étaient déjà déclarées nietzschéennes en arguèrent de nouvelles raisons pour vivre leur vie.

Mais la décomposition d’un système en ses éléments et de ces éléments eux-mêmes ne doit pas nous gêner si ce système total nous a donné l’instrument de pensée avec lequel nous abordons ces systèmes partiels. Le livre de Thucydide réalise devant nous une idée de la vérité telle que nous pouvons l’appliquer à toutes les questions que nous nous posons au sujet de son Histoire, que lui-même ne résout pas ou bien ne pose pas. Nous l’appliquons aux problèmes restés en suspens dans cette