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d’une époque une Nouvelle Héloïse plutôt qu’un Esprit des Lois. Mais dans une civilisation politique un livre comme celui de Thucydide occupe rigoureusement cette place centrale, cette ligne d’axe. On peut lui voir la même force de résonance que nous voyons à Pascal ou à Rousseau dans le monde moderne. De là — il me semblait en avoir eu le sentiment très exact pendant la guerre — son actualité. La guerre a donné pendant cinq ans aux États, en les ramassant uniquement dans leur être politique et militaire, la figure de cités grecques. Noyon fut notre Décélie. J’éprouvais là-bas que la lecture de Thucydide en même temps me mettait en pleine réalité contemporaine, et m’en isolait pour me placer dans le monde des lois, de l’abstrait. Par lui le procès où j’étais pris se sublimisait dans une grande épure des destinées humaines. Le son politique qu’il rendait se propageait en ondes aussi éternelles que les sons religieux des Pensées, le son d’amour de la Nouvelle Héloïse.

L’Histoire, telle que l’a comprise et exposée Thucydide, est placée au cœur de la vie et de l’intelligence grecques. La vie grecque, je veux dire la cité, les remparts, la mer, la palestre, la sculpture, Olympie, Delphes. Comme la géométrie grecque dans l’ordre théorique, Thucydide nous fournit ici cette clef, l’idée du vrai…

Non, pour parler rigoureusement, le vrai. Lorsque nous y portons une réflexion intense, la réalité du fait historique, comme toute réalité humaine et vivante, se complique, se multiplie, se brise en nuances, se développe en finesses ; le système clos que constitue un livre