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achèvement à la sculpture et à la philosophie du ve siècle, comme l’amour moderne le fait pour le théâtre et le roman, c’est avec mille nuances l’amitié passionnée entre jeunes gens ou entre hommes et adolescents. Ce que nous savons de ces mœurs, aussi bien en Crète, à Sparte, à Thèbes qu’à Athènes, nous les montre données fort naturellement dans une société où l’homme seul, actuel ou futur, soldat et citoyen, avait une valeur, une réalité publique. Cet amour qui nous paraît si normal et si robustement candide dans la littérature des Grecs, il perd sa bonne conscience en plusieurs étapes, dont la principale est l’étape romaine. Rome, en intégrant à la cité la femme, vestale ou matrone, a fait tourner en même temps et par là même sa littérature dans le sens de l’amour féminin, dont Lucrèce, Virgile, Ovide, Tibulle, Properce, développeront les nuances avec une complaisance inconnue aux Grecs. La deuxième églogue virgilienne, d’ailleurs presque unique dans la littérature latine, est un exercice de lettré sur des thèmes grecs, avec des vers d’ailleurs aussi beaux et de même source que ceux de l’Après-midi d’un Faune. (Je ne parle pas d’Horace à peu près aussi étranger à l’amour que Boileau, mais moins honnêtement). En même temps, Rome conserve de l’amour grec, en y ajoutant même beaucoup, tout son côté physique et grossier. Ce n’est plus que le gitonisme, voué par l’Église victorieuse au bûcher des hérétiques. La femme fait désormais partie de la société au même titre que l’homme, en attendant qu’elle devienne le noyau même de la « société » et du « monde », et que la cité se féminise avec le même excès qui l’avait, chez les Grecs, masculinisée.

On comprend alors un peu cette maturité, cette plénitude vigoureuse et qu’aucun moderne n’a pu atteindre,