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pas un grand amoureux, ce fut tout de même un vrai amoureux. On peut l’appeler au moins le Jomini de l’amour. Et quand je regarde mes contemporains, je vois l’amour tenir bien autant de place chez la moyenne de ceux qui en écrivent que chez la moyenne de ceux qui n’en écrivent pas. Ainsi et plus encore pour l’action. De grands hommes d’action et même la plupart d’entre eux, ont agi en écrivant, écrit en agissant ; une certaine écriture imperatoria leur est même assez commune et les tient très haut : César, Henri IV, Napoléon, Frédéric II, Bismarck. L’action et le style ne se font d’ailleurs point face chez eux, comme deux colonnes d’Hercule opposées. Entre leur action et leur style il y a un palier qui réunit tout dans une même essence, et qui leur est parole. Ils ont parlé, ce qui est chez un homme d’action agir ; et leur style est celui de la parole, non de l’écrit.

Puis, être amoureux, c’est être conduit à penser à l’amour, agir c’est être conduit à penser à l’action. Quand l’amour ou l’action sont froissés, comprimés ou heurtés, leur pensée s’impose, se formule de façon plus aiguë ; les contrariétés donnent à l’un comme à l’autre sa conscience — dites en termes bergsoniens que cette pensée est une coupe, une détente de la vie qui s’arrête, se manifeste dans cet arrêt comme l’étoile filante dans la ligne où elle se détruit, — ou transférez à la pensée ces lignes que je cueille dans le même livre de Gourmont : « Le christianisme a maté la chair comme un resserrement de roches mate un fleuve dans son cours : il a obtenu des chutes, des cascades, des bouillonnements, des tourbillons et beaucoup d’écume. » Ces chutes et ces bouillons et ces écumes sont encore de l’eau. Ainsi amour et pensée sur l’amour, action et