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cadavre d’Europe là, aurait-elle pu fournir, peut-elle fournir encore un milieu pour ce type nouveau d’existence que serait la Société des nations ? Chaque puissance intéressée affirme aujourd’hui plus ou moins haut que tel n’est pas son avis.

De sorte que nous devons envisager comme notre destinée la plus probable pour longtemps encore la nécessité de vivre dans un monde de nationalités jalouses, d’égoïsmes méfiants, tendus, acharnés, de déclamations et de déclarations, de jalousies rentrées et de fureurs théâtrales, — et tous ces égoïsmes nationaux devenant souvent chez les individus des écoles d’abnégation et de pureté. La grande guerre laissera un monde européen pas très différent du monde grec que laissait la guerre du Péloponèse. L’homme intelligent et délicat qui aura pratiqué avant 1914 la vie cosmopolite mettra dans le mot d’Europe un accent de légende et de nostalgie, et redira la phrase de Talleyrand sur l’ancienne douceur de vivre.

Si l’Europe de demain présentait partout ce caractère, elle serait relativement simple ; mais l’expérience nous permet de prévoir qu’elle portera des forces individualistes et internationalistes aussi vives, aussi convaincues, aussi ardentes à se connaître une bonne conscience et à se chercher des ennemis que les forces nationalistes. Avant la guerre, dans l’ancienne Europe, il s’était produit un équilibre relatif entre ces trois forces, comme entre les puissances politiques, et chacune s’était à peu près creusé un lit où elle avait ses basses eaux et ses débordements, mais qui permettait de la classer paisiblement dans une géographie générale idéologique. Elles connaîtront maintenant de longs espaces de trouble et de vagabondage, des poussées de mouvement et de violence.