Page:Thibaudet - La Campagne avec Thucydide, 1922.djvu/254

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment armé qui ramasse solidement sur lui toute la substance de la cité, qui transporte là où il se bat un fragment authentique de sa muraille, ou qui même, et plus purement, est, comme le citoyen de Sparte, la seule muraille qu’elle juge digne de la défendre. Au-dessus de notre guerre nous avons vu, de ce côté de la frontière (le temps viendra plus tard de donner à cette guerre un sens européen qui fasse pendant au sens hellénique de l’autre), le poilu français, le mur vivant de l’Yser et de Verdun. Civis murus erat, la devise du monument des Trois Sièges à Saint-Quentin, réunit dans une même image l’homme des Deux Guerres. Toutes deux ont été à la fois un massacre d’hommes et un laboratoire d’hommes. La guerre du Péloponèse a ouvert de façon irrémédiable cette plaie de l’oliganthropie par laquelle a coulé si vite le sang le plus beau de la terre. Et notre guerre laisse la France et une partie de l’Europe, jusqu’à la Russie autrefois pullulante, devant un problème pareil et pareillement terrible. Mais si la quantité humaine décroît jusqu’à l’effondrement, la qualité humaine prend une vigueur, une intensité, des nuances nouvelles.

Nous avons vu l’homme, à la guerre, acquérir une valeur insoupçonnée. Cette valeur a été payée très cher et il est bien possible qu’elle ne couvre pas ses frais. Mais elle existe. La guerre a été une révélation pour plusieurs pays et pour des millions d’individus, qui ne connaissaient pas la beauté de leur âme et qu’elle a accouchés à une forme supérieure d’eux-mêmes. Chacun de nous l’éprouve en lui avec la somme et la qualité de son expérience, et c’est l’essentiel. Mais il faudra encore une génération pour que cette sculpture morale apparaisse, dans le recul, les proportions, l’intelligence néces-