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l’amour, puisque c’est se souvenir, c’est espérer, et si l’on enlève de l’amour le souvenir et l’espérance, le passé et l’avenir, qu’est-ce qu’il en reste ?

Dans l’autre grande passion humaine, l’ambition, et dans la vie politique où elle s’exerce, on verrait des rapports généraux analogues. Un véritable homme politique, dirait-on ici en calquant Gourmont, gouverne et n’écrit pas sur le gouvernement, le sujet l’intéresse comme action et non comme dissertation. Évidemment, il faut faire les distinctions nécessaires. En amour, la cristallisation se sépare facilement, à l’analyse, de l’acte ou du fait sur lequel on cristallise. En politique, elle se sépare plus mal, mais il n’y a qu’à analyser plus délicatement. Ici, la cristallisation s’appelle l’imagination, comme l’imagination, dans la métaphore de Stendhal est devenue, par un fait même d’imagination cristallisatrice, la cristallisation.

Il n’y a pas de grand politique, pas plus que de grand militaire, sans imagination, sans une puissante et riche imagination. Je n’insiste pas, on l’a déjà dit et démontré : « Il ne suffit pas, écrit un général français tué pendant la guerre, d’un courage inébranlable, pour concevoir à l’instant de la défaite de Caldiero, l’étonnante manœuvre d’Arcole ; pour imaginer l’ingénieuse défensive offensive de Rivoli et cette prodigieuse embuscade d’Austerlitz. Si les campagnes et les batailles de Napoléon inspirent tant d’admiration, et semblent aux militaires de véritables œuvres d’art, c’est à cause du tour original, extraordinaire, dû à l’effort d’imagination qui les a produites, et qui les distingue des opérations conduites régulièrement, dans la voie la plus naturelle, pour les esprits ordinaires. » Ce qui est vrai de l’art de la guerre est tellement vrai de l’art politique que l’un et