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CHAPITRE PREMIER

L’HISTORIEN

Thucydide, bien qu’il ait eu dès le début de la guerre l’intention de se consacrer à son histoire, écrit sans doute sur l’histoire faute de pouvoir faire l’histoire, être de l’histoire. On lui donnerait volontiers pour devise le mot de son contemporain Démocrite : λόγος σκιά ἔργου. Le discours est l’ombre de l’action. Mais la merveille de l’esprit humain ne consiste-t-elle pas à faire avec des ombres une réalité dont le corps lui-même ensuite paraîtra l’ombre ? Le dessin, selon la légende, est né du trait par lequel un homme circonscrivit un jour sur un mur l’ombre d’un corps qu’il aimait, et de ce trait autour d’une ombre naît le monde des formes éternelles.

Il a écrit sur l’histoire comme un homme d’aujourd’hui, Stendhal, par exemple, écrit sur l’amour. Rémy de Gourmont a fait des livres sur l’amour une psychologie qu’on pourrait être tenté d’appliquer à ces livres sur l’ambition que sont la plupart des ouvrages de grande histoire ou de grande politique depuis Hécatée de Milet jusqu’à Auguste Comte. « On n’écrit jamais sur l’amour en état de santé parfaite. Il faut pour cela être malade de corps ou de sentiment, éprouver des troubles physiques ou psychologiques. Un homme parfaitement