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Nicomède de Corneille. Mais je songe surtout à ce grand portrait composite d’Athènes, à ce fronton harmonieux qui se forme au-dessus d’Alcibiade et de Socrate, de Thucydide et de Platon. J’évoque les paroles du Socrate de l’Apologie devant les juges, cette identification saisissante du génie d’Athènes avec son propre génie d’accouchement, d’inquiétude et de mobilité, cette promesse et cette menace laissées aux Athéniens, qu’ils peuvent le mettre à mort parce qu’il a troublé leur repos, mais que ce repos ils ne le retrouveront jamais, qu’il n’est pas compatible avec la mission dont les dieux les ont chargés, mission dont sa mission à lui n’est qu’une étincelle jaillie plus haut et plus lumineuse. Que la vie de Socrate paraisse construite et menée à sa perfection par un merveilleux sculpteur de l’au-delà, alors que celle d’Alcibiade, d’un bout à l’autre, nous offre l’image d’une destinée élevée plus haut pour retomber dans une plus complète faillite et sombrer dans un plus exemplaire naufrage, cela n’importe pas ou plutôt cela ne fait qu’une harmonie de plus. Alcibiade a incarné la fortune d’Athènes, déployée dans le hasard et le temps, Socrate a incarné le destin intelligible d’Athènes ramassé dans un triangle idéal, fronton de temple ou espace géométrique. Ce couple de Socrate et d’Alcibiade, que les socratiques, et particulièrement Platon, nous ont laissé comme l’image d’une chose qui devait être, cette rencontre de l’intelligence et de l’action dans leur ressemblance fugitive et dans la nécessité de leur méconnaissance réciproque, demeure placé en une atmosphère de musée et d’histoire, où il excite toujours en nous certaine rêverie intermédiaire entre la pensée de l’histoire et les harmonies de l’art.