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pour la domination devenaient sans merci. Mais plutôt encore, peut-être, j’aimerais le rapprocher des types de France et situer cet Alcméonide disciple de Socrate entre le grand Condé et Julien Sorel. Il a du premier les sens puissants et les indomptables instincts. Il rappelle le second par sa méthode volontaire et froide, par cette puissance d’adaptation qui lui permet de se plier à tous les milieux sans rien aliéner de lui-même, par cette passion sombre de vengeance qui fait qu’après son rappel de Sicile il se jette dans la trahison comme Julien dans le meurtre, et s’en va assassiner sa patrie avec la même rage d’ambitieux grisé qui fait abattre madame de Rénal par Julien. Les détails de cette trahison sont d’ailleurs d’une méchanceté atroce : avant de quitter cette année de Sicile qui s’est embarquée en partie par confiance en lui et dont il est le dieu, il commence par révéler le complot que lui-même a noué à Messine pour qu’elle soit livrée aux Athéniens. À Sparte il désigne minutieusement Décélie comme la place exacte de la chair de son pays où il faut planter le poignard. De tout cela les Athéniens lui gardent juste autant de rancune que madame de Rénal à l’homme qui l’a blessée. Il fait à Athènes après les affaires de Samos une rentrée triomphale et y devient pour un temps le maître de la République. Il sait qu’une foule se prend, se frappe, se manie comme une femme. Écoutez-le parler, après sa défection, aux Lacédémoniens étonnés : « Aimer sa patrie, cela ne consiste pas à l’épargner quand elle vous a été injustement ravie ; mais celui-là l’aime vraiment qui dans son ardeur pour elle cherche à la recouvrer de n’importe quelle manière » (VI, 89). Si la phrase est, comme c’est probable, de Thucydide (et Isocrate trouvera l’argument si bon qu’il le reprendra dans son plaidoyer pour