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vivante, ardente, comme la poussée d’une nature à la fois originale et puissamment humaine. Certes c’est la figure même d’Athènes au ve siècle, mais une figure tout de même inattendue (comme celle d’Athènes elle-même, miracle d’invention audacieuse) et que nous rapportons difficilement aux vieilles racines d’humanité grecque. Thémistocle c’est Ulysse, Brasidas c’est Hector, Nicias c’est Nestor, Cléon c’est un Thersite sans difformité. Mais Périclès et Alcibiade de quelle image connue peut-on les rapprocher ? Avec eux il ne faut plus remonter dans le passé, mais descendre. Un Périclès ne peut guère se comparer qu’à un grand ministre moderne, un Richelieu et un Pitt. Le roi et le Parlement contre lesquels l’un et l’autre ont à lutter, et pour lesquels l’un et l’autre travaillent, ressemblent assez, en bien et en mal, au Démos athénien. Évidemment le type d’Alcibiade se retrouvera à l’époque d’Alexandre : un bel aventurier comme Démétrius Poliorcète (ou par certaines parties, Alexandre lui-même) le rappelle assez. On pourrait songer aussi à César Borgia, qui mourut comme lui, après avoir vécu et agi souvent comme lui. Il y eut, dans la littérature de la fin du ve siècle, bien des fragments d’un Prince écrits ou en puissance, qui était à Alcibiade (et à ce Critias qui ne paraît point encore dans Thucydide) ce que celui de Machiavel est au Valentinois : les chapitres de Thucydide sur le renversement des idées et des mœurs à l’occasion des affaires de Corcyre, les deux discours qu’il fait tenir à Alcibiade, ceux que Platon prête à son frère dans la République et à Calliclès dans le Gorgias, nous permettent de reconstituer à peu près ce Prince idéal qui tendait à se formuler au fur et à mesure que la conscience grecque se décomposait et que les luttes des hommes et des cités